Dbddbb ou à la recherche du langage
- Eliott Pradot
- 2 févr. 2016
- 3 min de lecture
Au milieu de la scène de l'Opéra, une installation constituée de barres métalliques surplombe la scène et crée, par la forme oblongue de l'ensemble et l'inégale répartition en hauteur de ces stalactiques en fer, une dynamique rythmique spatiale étrange, statique mais semblant prête à vaciller et s'entrechoquer sous la moindre impulsion. Des chaussures roses, accrochées au pied de certaines de ces barres, flottent dans l'air et préméditent le caractère absurde, excentrique et surréaliste de cette pièce. Ces chaussures me firent penser plus tard au cours de la pièce à celles qui sont suspendues à l'entrée d'un village de Big Fish de Tim Burton, où vit en autarcie une communauté aux personnages tous plus absurdes les uns que les autres.
Puis tout cela disparaît quand vient l'obscurité et commence Dbddbb. Une lumière nous apparaît en fond de scène : celle d'une lampe torche suspendue qui tente de perçer les ténèbres. Elle se met alors en branle et dévoile la présence d'un homme se mouvant seul. Mais d'autres paraissent bientôt sur scène comme des animaux attirés par la lumière, qui, elle, s'intensifie alors progressivement sur toute la scène.
Comme tout juste sortis d'une caverne de Platon, ce groupe d'êtres humains originels et primitifs sort de l'obscurité et ils se découvrent mutuellement. Vient alors inévitablement le temps de la communication entre eux et donc de la consitution d'un langage. Comme une évidence, ils vont alors se tourner vers l'utilisation des onomatopées et des mouvements de leur corps pour établir le dialogue et ainsi pouvoir se constituer en tant que communauté. On assiste alors à une profusion d'interjections, d'onomatopées et d'exclamations, de « tchi-tchi », de « bzing » et de « gloup » qui fusent entre ces individus, créant des conversations pour le moins incompréhensibles. Ces sons accompagnent le mouvement, servent à raconter une histoire,...
Mais finalement ces humains ne sont peut-être pas si insensés et absurdes que ce que l'on croit puisqu'ils semblent arrivés à se comprendre entre eux, à partager des idées et à entonner des phrases sonores identiques. L'incompréhension ne se crée donc pas pour eux, mais pour nous qui sommes extérieurs à ce jeu. Et même après de longs moments passés entre eux, quand ils se tournent et tentent en vain de chercher un lien avec le public, ils restent contraints par la difficulté à communiquer. Ainsi, ils explorent tout au long de la pièce les impressions dynamiques, la rythmicité et la musicalité que peuvent produire les onomatopées et les gestes, s'accordant ou produisant des sons plus dissonants : tout cela afin de se créer une place dans le groupe.
Assiste-t-on à la naissance d'un moyen d'expression qui s'apparenterait à celui d'Artaud comme distanciation de tous langages existants pour en constituer un plus universel, seulement à partir des corps et des sons ? Ou des recherches littéraires de l'Oulipo comme destruction ou déstructuration du langage commun pour en constituer un neuf ? Pour moi il s'agit davantage de la constitution ex nihilo d'une communauté, de l'émergence d'une société par le langage et manifestement donc une question sur le rôle et la portée de ce dernier.
Une caractéristique se révèle toutefois inhérente aux deux modes de communication que sont le corps en mouvement et les onomatopées : s'ils sont pensés tous deux comme des langages et peuvent être perçus comme des signes ou idiomes identifiables, on reste face à leur problème sémiologique de signes a-signifiants, les mouvements corporels et les onomatopées restant en dehors de toute compréhension externe.
Dbddbb nous laisse donc, nous public, sur le seuil de la porte, et il nous reste alors à décider par nous même si nous avons envie d'entrer dans ce monde ou de nous en écarter. Ce monde loufoque et incohérent ne reste accessible qu'à la condition de se sentir capable de tourner en dérision le langage qui est le nôtre, en le (ré)inventant afin de pouvoir créer communément une coexistence bienveillante, critique vis-à-vis du monde par la force d'un rire absurdement provocateur, tel que l'était en soi le mouvement Dada, source d'inspiration de cette pièce.
Commentaires